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« Madame Scotia, Madam Scrap »

Madame Scotia, Madame ScrapHélène Witcher a écrit un livre relatant la vie de sa tante, Héloïse Russell-Fergusson : « Madame Scotia, Madam Scrap » (The Islands Book Trust, 2017). Russell-Fergusson (1896-1970) était une représentante reconnue de la « clarsach » écossaise à l’époque du premier renouveau celtique, à la fin du XIXe – début du XXe siècle. Sa personnalité publique était celle d’une celte romantique, vêtue de longues robes blanches, chantant des airs des Iles Hébrides et s’accompagnant à la harpe. Cela lui a permis de rencontrer un large succès et elle a même été nommée Bardesse Druidique lors du Congrès Celtique en Bretagne organisée par François Jaffrennou

Bien loin de ces références druidiques, Russell-Fergusson avait découvert la harpe dans la vitrine d’un magasin du centre-ville de Washington DC où elle donnait des cours de piano suite à ses études classiques à la Royal Academy of Music de Londres. Bien qu’originaire d’Ecosse, elle n’était pas dans cette mouvance celtique : ces parents ne parlaient pas le gaélique et faisaient partie de la bourgeoisie citadine de Glasgow. Son contact avec le gaélique pendant son enfance s’est fait par le biais de sa nourrice et de la femme de chambre. Cependant, elle s’est immédiatement sentie attirée par cette harpe, décorée avec des symboles celtiques : 

« J’ai été transportée à des centaines de kilomètres d’ici, là où les oiseaux marins lancent leurs cris perçants à travers le vent comme ils le faisaient il y a des siècles. Les chansons du peuple des Hébrides ! J’ai perdu toute notion du temps. Je filais la laine avec eux, je trayais les vaches. Je foulais le tissu alors que JE N’AVAIS JAMAIS VU FAIRE CELA. Je chantais tragiquement des lamentes sur le rivage lorsque les marins ne revenaient pas. Cela m’est arrivé si souvent. Ces îles m’étaient tellement familières alors que JE N’AVAIS JAMAIS ETE LA-BAS ! » (p. 40). 

Irish harp ‘junior model’, n° 645 jr (Syracuse, New York, 1920-1930)

Instrument de la Collection Camac de harpes historiques : harpe irlandaise « modèle junior », n° 645 jr (Syracuse, New York, 1920-1930).

Cet imaginaire est typique du premier renouveau celtique. Les revivalistes étaient principalement des intellectuels de la classe moyenne : des réactionnaires politiques ou des spiritualistes plutôt romantiques comme l’était la fervente scientiste chrétienne Russell-Fergusson. En tout cas, ils ne s’embarrassaient pas de notions contemporaines comme l’exactitude historique. C’est le breton Théodore de la Villemarqué, s’intéressant à la littérature orale en Bretagne, qui avait vu ladite harpe. Il en avait conclu, de façon très optimiste, qu’elle avait appartenu aux anciens bardes bretons, ou même à des prêtres. Sans surprise, aucun document ne venait étayer cette thèse, l’écrit étant formellement interdit dans la religion celtique. Il n’y avait pas non plus un type bien défini de harpe celtique, et les harpes à cette époque du renouveau celtique ont été construites en s’inspirant des harpes de luthiers de l’époque : l’une des harpes de Russell-Fergusson portait l’inscription « cette harpe, la première en son genre, a été réalisée à Haslemere en juillet 1932 pour Heloise Russell-Fergusson par Arnold Dolmetsch ». Russell-Fergusson ne donnait pas de représentations historiques. Elle a continué à jouer en tant que pianiste classique, tout en donnant des concerts de chants des Hébrides avec sa harpe Syracuse (probablement une Clark, nous en avons une semblable dans notre collection Camac). Elle a aussi donné divers concerts avec des harpistes classiques comme Mildred Dilling et Maria Korchinska

Malgré ce melting-pot, il est intéressant de noter que plus tard dans sa vie, Russell-Fergusson s’est donné beaucoup de mal pour enregistrer ses chansons ainsi que le bruit de la mer d’Ecosse, des mouettes et du vent. Les revivalistes avaient tous en commun ce désir de rendre un récit culturel satisfaisant, souvent différent ce ceux avec lesquels ils avaient grandi. Souvent décrit comme un retour romantique au pouvoir de la nature dans une époque autrement plus moderne et industrielle, ils cherchaient aussi souvent à préserver leurs récits pour les autres. 

De nos jours, la vision romantique des cultures celtiques est devenue tout aussi démodée que la Science Chrétienne. Même du temps de Russell-Fergusson, des critiques n’avaient de cesse de la remettre en question. Mais pour tout musicien qui s’intéresse à l’histoire, il est tout aussi important d’étudier des idées qui ne sont plus dans l’air du temps que celles qui sont à la mode actuellement. Si vous ne questionnez pas vos perspectives, en particulier en les comparant à celles des autres, vous ne portez pas une vision critique et il devient difficile de se développer en tant qu’artiste. Plus vous vous intéressez aux courants musicaux et culturels à travers le temps, plus il vous apparaît clairement que les notions d’authenticité sont flexibles, et ce, sans perdre en sincérité. Le renouveau celtique a accaparé l’imagination d’un grand nombre de personnes, et c’est toujours le cas aujourd’hui dans ses formes contemporaines. La musique traditionnelle de nos jours est l’une des esthétiques musicales les plus ouvertes, mêlant aisément les racines celtiques avec du jazz, du rock, de l’avant-garde. Par le plaisir et la satisfaction que cela procure à tous, bon nombre d’entre nous avec un bagage musical classique pouvons réfléchir au fait que tout ne doit pas forcément être figé pour avoir de la signification ou de la valeur.

 

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