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 Constance Luzzati, le baroque français et la harpe de concert

Constance Luzzati

Constance Luzzati. Photo : Marthe Lemelle

Constance Luzzati enregistre, pour le label Paraty, un album entièrement consacré à Rameau à la harpe. Ce sera le tout premier disque de harpe solo exclusivement consacré à ce programme, et le dernier d’un corpus grandissant de transcriptions et d’interprétations de musique ancienne à la harpe. Nous avons contribué à soutenir le projet, financé par crowdfunding, et la collecte de fonds se poursuit ici jusqu’à la fin du mois de février.

Sir Thomas Beecham a déclaré qu’« un musicologue est un homme qui peut lire la musique mais ne peut pas l’entendre ». Il avait peut-être raison en 1940… mais fort heureusement, l’abîme qui sépare la théorie musicale de la pratique de l’interprétation est en train de se refermer, grâce au travail d’artistes qui font les deux.

Constance Luzzati est une ancienne élève de l’exigeant double cursus de musicologie et d’interprétation de la Sorbonne et du CNSM, et est tombée amoureuse de la musique baroque en fréquentant les œuvres de répertoires variés que permet de fréquenter la musicologie. « Les interprètes veulent jouer une musique qu’ils aimeraient aussi aller écouter en concert, j’ai donc ensuite voulu jouer davantage de littérature baroque à la harpe », explique-t-elle. Elle a commencé par la transcription d’œuvres de Frescobaldi avant de se concentrer sur de la musique plus récente : « la musique du XVIIe est merveilleuse mais perd trop sur un instrument à tempérament égal comme la harpe moderne », explique-t-elle, « et si j’adore les harpes anciennes pour tenir la basse continue dans un ensemble, je ne voulais pas changer d’instrument pour l’interprétation soliste. J’ai donc cherché autre chose, en me concentrant sur le XVIIIe siècle, d’une part parce qu’il y a beaucoup plus de répertoire accessible qu’au XVIIe siècle, et d’autre part pour éviter ces problèmes de tempérament. C’est ainsi que j’en suis venu à écrire ma thèse de doctorat sur le baroque français du 18e siècle, interprété sur la harpe moderne. »

Avec une méthodologie pratique autant que musicologique dès le départ, la lecture de la littérature à la harpe a permis à Constance de se concentrer sur Rameau. Couperin et Royer étaient musicalement inspirants, mais « ne fonctionnaient pas si bien, même si j’adore jouer la musique des derniers clavecinistes comme Royer et Duplhy, qui nous pousse à nos limites mais nécessite quelques adaptations » (voir cette vidéo, 2’50, pour une illustration divertissante des problèmes que pose Vertigo de Royer). « Ce que j’aime aussi chez Rameau », poursuit-elle, « c’est que sa musique est très contrastée et sensible, mais elle n’est jamais maniérée. Qu’il s’agisse d’une œuvre poétique et réflexive comme Les Soupirs, L’Entretien des muses ou Le Rappel des oiseaux, ou d’une œuvre théâtrale comme Les Cyclopes, ou d’une œuvre plus abstraite comme une allemande son puissant intellect musical sous-tend tout et cela rend sa musique très satisfaisante à interpréter comme à écouter. »

 

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En travaillant avec le claveciniste Kenneth Weiss après avoir été formée par Isabelle Moretti, Constance s’est engagée dans des directions à la fois techniques et stylistiques qui étaient, au départ, une langue étrangère pour une harpiste de concert. Comme l’apprentissage des langues, elles ont également apporté de nouvelles perspectives. « Nous entraînons nos gestes pendant des années pour maîtriser une foule de gestes idiomatiques, arpèges ou autres, mais notre main gauche est bien souvent démunie pour réaliser un petit ornement. Les ornements baroques appartiennent à toutes les voix, ils sont phrasés et font partie de la logique mélodique et rythmique, on ne peut donc pas les laisser de côté. La résonance de la harpe moderne est un autre point de difficulté. Je pense que le timbre clair des harpes françaises modernes est magnifique pour cette musique, mais il faut le faire ressortir avec des techniques spécifiques comme l’étouffé note par note pendant le jeu, à utiliser de façon circonscrite toutefois pour garder une conduite large de la phrase. Il y a aussi des questions stylistiques, comme la façon de gérer les rythmes irréguliers, qui ne ressemblent pas aux rythmes pointés modernes. Tout cela est possible, mais ce n’est pas dans notre ADN, ce n’est pas notre langue maternelle.

Cela dit, la comparaison avec la traduction n’est que partielle, car la traduction est instantanément légitime. Vous devez traduire pour qu’un nouveau public comprenne l’information. Personne ne le conteste, et dans l’ensemble, le traducteur fait son travail pour servir ce public. En musique, vous pouvez simplement choisir d’assister à un concert de clavecin plutôt qu’à un concert de harpe, et la transcription sert alors les interprètes autant que les auditeurs. Est-ce légitime ?

La légitimité des transcriptions est souvent remise en question par des questions d’authenticité. Nous ne saurons jamais comment sonnait vraiment Rameau en 1725… mais quoi qu’il en soit, dans le contexte du XXIe siècle, je pense en termes de fidélités plurielles plutôt que d’authenticité. Bien sûr, si vous pouvez jouer quelque chose sans le modifier, je ne vois pas l’intérêt de toucher à une virgule de la partition. Je ne suis pas un compositeur, je cherche de la musique à jouer, pas à réécrire. Mais certains changements dans les transcriptions sont nécessaires, et même souhaitables. On peut avoir besoin de le faire pour être fidèle à l’esprit musical. Si vous jouez l’Urtext, cet esprit pourrait en fait se perdre à cause de difficultés techniques. La traduction littéraire doit elle aussi faire ce genre de choix, entre précision et signification, fidélité et idiomatisme. Il y a beaucoup de pièces que j’aime mais pour lesquelles je n’ai pas encore trouvé de solution fidèle et jouable. Je ne les joue donc pas pour l’instant. »

La transcription évoque également une question intéressante concernant les instruments « rois ». Ceux-ci ont des répertoires forts, vastes, tandis que la question est problématique pour ce qui concerne la harpe. Il y a de bonnes pièces originales qui mériteraient d’être mieux connues, et (à cette fin) plus courageusement programmées par les promoteurs grand public. Mais il y a aussi d’autres manières possibles pour agir.

« Étant donné que le grand répertoire de la harpe est compact », affirme Constance, « il existe deux principaux moyens de l’élargir davantage. L’un est la transcription, l’autre la musique nouvelle. Il est intéressant de noter que ce sont souvent les mêmes personnes qui s’intéressent aux deux… Je ne sais pas trop pourquoi, mais je crois que le fait de présenter de la musique inouïe – nouvelle ou ancienne – aide à libérer la harpe de sa niche. Le public mélomane viendra-t-il à la harpe uniquement par Parish-Alvars et ses contemporains, quelle que soit la qualité magistrale de certains enregistrements de ce répertoire ? Je n’en suis pas certaine, et on ne peut pas passer une vie à tourner en boucle autour des magnifiques œuvres de Fauré, Debussy, Caplet et Hindemith. Il est trop dommage que cette limitation se répercute sur le rayonnement de notre instrument. C’est aussi un cercle vertueux, bien sûr. Plus le répertoire sera vaste et de qualité, et plus la harpe est légitime, plus on écrira de belles œuvres pour elle. On ne peut que se réjouir que de plus en plus d’excellents compositeurs s’intéressent à la harpe depuis plusieurs décennies, et je crois que la transcription est une manière complémentaire de servir notre instrument, tout en élargissant les potentialités d’interprétation des œuvres transcrites, dont elle renouvelle les couleurs et l’écoute. »

Si cela a suscité votre intérêt, vous pouvez :

Guide intéractif de Constance Luzzati Soutenir le crowdfunding de Constance !
– Apprécier son concert Jeudi classique sur YouTube, enregistré pour nous au plus fort des blocages de Covid-19.
– Écouter plus de Rameau qui ne faisait pas partie de son concert Youtube : l’entretien des muses.
– Consultez son brillant guide interactif des Cyclopes de Rameau.
– Continuez la discussion dans la section des commentaires ci-dessous !
– Envoyez vos questions, réflexions et commentaires à [email protected].

 

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